Jules Ferry (1832 - 1893): Lettre aux instituteurs 17 novembre 1883

« Le prêtre à l’église, l’instituteur à l’école. »
Crémieux (1796-1880.)

Monsieur l’instituteur,

Des diverses obligations que le régime nouveau vous impose, celle, assurément, qui vous tient le plus à cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique ; vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement.

La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Eglise, l’instruction morale à l’Ecole. Le législateur n’a donc pas entendu faire une oeuvre purement négative. Sans doute, il a eu pour premier objet de séparer l’Ecole de l’Eglise, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu de tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur des notions du devoir et du droit, que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les Pouvoirs Publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral : ç’eut été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale, qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul.

En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s’est-il trompé ? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence ? Assurément, il eût encouru ce reproche s’il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d’une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale.

Les uns vous disent : « Votre tâche d’éducateur est impossible à remplir. » Les autres : "Elle est banale et insignifiante." C’est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n’est ni au-dessus de vos forces, ni au-dessous de votre estime, et pourtant d’une grande importance ? extrêmement simple, mais extrêmement difficile.

J’ai dit que votre rôle en matière d’éducation morale est très limité. Vous n’avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier, comme à tous les honnêtes gens. Et quand on vous parle de mission et d’apostolat vous n’avez pas à vous y méprendre . vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur n’a pas voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de coeur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous les enfants, qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le coeur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre : avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune, avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous en tenir. Au moment de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait, de bonne foi, refuser son assentiment à ce qu’il entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment ; car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas que votre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir. Restez en-deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir ; vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu’est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humaine et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? des dissertations savantes ? de brillants exposés ? un docte enseignement ? Non, la famille et la société vous demandent de les aider (à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pouvez rendre au pays plutôt comme homme que comme professeur.

Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer, mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur de jeunes êtres à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre, par la manière même dont vous vivez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous que, d’ici à quelques générations, les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l’Histoire un honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux chambres françaises cette opinion qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, Une personne dont l’influence ne peut Manquer en quelque sorte, d’élever autour d’elle le niveau des mours. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’ouvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale un Complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous ;à l’office que la société vous assigne ’et qui a aussi sa noblesse « poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité.

Dans une telle oeuvre, ce n’est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à mesurer ; C’est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s’agit pas de les condamner ? tout le monde ne les condamne-t-il pas ? ? mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons, il faut surtout que leur caractère s’en ressente ; ce n’est pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra juger ce qu’a valu votre enseignement. Au reste, voulez-vous en juger par vous-mêmes dès à présent, et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne ? Vous leur avez parlé par exemple du respect dû à la loi : si cette leçon ne les empêche pas au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n’avez rien fait encore. La leçon de morale n’a pas porté. Ou bien, vous leur avez expliqué ce que c’est que la Justice et la Vérité : en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur ?

Vous avez flétri l’égoïsme et fait l’éloge du dévouement : ont-ils, le moment d’après, abandonné un camarade en péril, pour ne songer qu’à eux-mêmes ? Votre leçon est à recommencer.

De ce caractère plus pratique de l’éducation morale à l’école primaire, il nie semble facile de tirer les règles qui doivent vous guider dans le choix de vos moyens d’enseignement.

Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons : peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le fonctionnaire, c’est pour ainsi le père de famille dans toute la sincérité de sa conviction et de son ment. Est-ce à dire qu’on puisse vous demander de vous répandre en sorte d’improvisation perpétuelle, sans aliment et sans appui du dehors ? Personne n’y a songé ; et, bien loin de vous manquer, les secours extérieurs qui vous sont offerts ne peuvent vous embarrasser que par richesse et leur diversité. Des philosophes et des publicistes, dont quelques-uns comptent parmi les plus autorisés de notre temps et de notre pays, ont tenu à honneur de se faire vos collaborateurs, ils ont mis à votre disposition ce que leur doctrine a de plus pur et de plus élevé. Rien ne prouve mieux le prix que l’opinion publique attache à l’établissement d’une forte culture morale par l’école primaire. L’enseignement laïque de la morale n’est donc estimé ni impossible, ni inutile, que la mesure décrétée par le législateur a éveillé aussitôt un si sans écho dans le pays.

C’est ici, cependant, qu’il importe de distinguer de plus près entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’enseignement moral qui est obligatoire et les moyens d’enseignement qui ne le sont pas. Si quelques personnes au courant de la pédagogie moderne, ont pu croire que nos livres scolaires d’instruction morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau, c’est là une erreur que ni vous, ni vos collègues n’avez pu commettre. Aucun livre ne vous arrive imposé par l’autorité universitaire. Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, le livre de morale est, entre vos mains, un auxiliaire et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y asservir.

Les familles se méprendraient sur le caractère de votre enseignement moral si elles pouvaient croire qu’il réside dans l’usage exclusif d’un livre, même excellent. C’est à vous de mettre la vérité morale à la portée de toutes les intelligences, même de celles qui n’auraient, pour suivre vos leçons, le secours d’aucun manuel.

Mais, vous le voyez, dans ces trois degrés , ce qui importe, ce n’est pas l’action du livre, c’est la vôtre. Il ne faudrait pas que le livre vint, en quelque sorte, s’interposer entre vos élèves et vous, refroidir vos paroles, en émousser l’impression sur l’âme des élèves, vous réduire au rôle de simple répétiteur de la morale. Le livre est fait pour vous, et non vous pour le livre. Il est votre conseiller et votre guide, mais c’est Vous qui devez rester le guide et le conseiller par excellence de vos élèves. Il est juste que vous ayez à cet égard autant de liberté que vous avez de responsabilité. Mais quelque solution que vous préfériez, je ne saurais trop vous le redire, faites toujours bien comprendre que vous mettez votre amour-propre, ou plutôt votre honneur, non pas à adopter tel ou tel livre, mais à faire pénétrer profondément dans les jeunes générations l’enseignement pratique des bonnes règles et des bons sentiments.

Il dépend de vous de hâter par votre manière d’agir, le moment où cet enseignement sera partout, non pas seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé, comme il mérite de l’être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps à l’expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l’ouvre, quand elles reconnaîtront que vous n’avez d’autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l’effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d’obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d’une incessante amélioration morale, alors la cause de l’Ecole laïque sera gagnée, le bon sens du père et de la mère ne s’y tromperont pas, et ils n’auront pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’ils vous doivent d’estime, de confiance et de gratitude.

J’ai essayé de vous donner, Monsieur, une idée aussi précise que possible d’une partie de votre tâche, qui est, à certains égards, nouvelle, qui de toutes est la plus délicate, permettez-moi d’ajouter que C’est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j’avais contribué, par cette lettre, à vous montrer toute l’importance qu’y attache le Gouvernement de la République et si je vous avais décidé à redoubler d’effort pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens.

(17 novembre 1883.)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :