DIEU, CESAR ET MARIANNE (1)
Le 11 décembre 1905, le journal officiel de la République française publiait le texte suivant intitulé :
« Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’Etat »
Article 1 : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes …
Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte…. »
Par ces quelques mots le législateur engageait définitivement la République dans la modernité et faisait cesser, pour l’essentiel, un conflit qui avait longtemps agité notre actualité politique. La Séparation des églises et de l’Etat, qui prévaut depuis un siècle dans ce pays semble aujourd’hui, comme l’idée républicaine d’ailleurs, faire consensus. Pas une voix ne s’élève, de quelque bord que l’on se tourne, pour remettre en cause ce régime.
Bien mieux, la « laïcité » est constitutionnalisée depuis 1946, la Constitution actuelle reprenant dans son article 1er que « La France est une République…laïque ».
Les multiples manifestations de commémoration qui se sont déroulées lors du centenaire n'ont pas manqué d’aller dans le même sens, en banalisant, voire en fossilisant l’évènement.
Pourtant derrière cette unité de façade, que d’enjeux ! Que d’arrière-pensées !
Je ne crois pas, pour ma part, que la laïcité mérite cet enterrement de première classe qui se déguise derrière cet hommage, un peu trop consensuel peut-être, pour ne pas masquer quelque tentative de remise en cause insidieuse.
Examinons donc quelques faits, concepts et enjeux qui puisse nous permettre de faire de ce centième anniversaire, non pas une énième invocation compassée d’une valeur vénérée mais poussiéreuse, révérence aussitôt oubliée, mais l’occasion d’une réflexion sur l’ (extraordinaire) actualité et pertinence (c’est en tout cas mon avis) de la laïcité dans le monde d’aujourd’hui, et peut-être aussi d’une réactivation de notre vigilance ;
Pour ce faire, deux parties se succèderont :
-une approche historique d’abord : comment on est arrivé à cette loi, le cheminement, le contexte, les circonstances et les acteurs.
-une approche conceptuelle, ensuite, permettant de bien situer le caractère universel de la laïcité, en tant que droit naturel.
Première partie : approche historique :
Pas plus qu’aucune autre Loi, Constitution, Charte fondamentale, Déclaration des droits, la « loi de Séparation des églises et de l’Etat » n’est tombée du ciel. Cet évènement fondateur est lui-même l’aboutissement d’un long processus, sur lequel il convient de revenir. Remontons donc le temps :
Du plus loin que remontent nos connaissances, le fait religieux est omniprésent et étroitement imbriqué à l’histoire des hommes et aux diverses formes de pouvoir qu’elle produit. . L’existence de Dieu, l’encadrement de la vie d’un homme, de la naissance à la mort, par les rites, les croyances, les diverses formes d’exercice d’un culte, ne sont pas mises en doute, pas plus par le prince que par le plus misérable des mendiants. La foi est aussi naturelle que le fait de respirer, et l’existence de Dieu (peu importe lequel) est aussi évidente que l’alternance du jour et de la nuit. Ce n’est que dans la toute dernière période, deux siècles tout au plus, que certains remettent en cause cette vision du monde.
Il est donc intéressant de plonger dans l’histoire et la préhistoire de la laïcité au travers de deux problématiques croisées:
· la relation, tumultueuse, à travers les siècles, des pouvoirs temporels et spirituels, chacun cherchant à s’assurer la suprématie sur l’autre, d’une part,
· et d’autre part celle de l’émancipation progressive de la pensée humaine, des philosophes grecs à ceux du siècle des Lumières, émancipation de la pensée magique, avènement de la connaissance, de la raison, de la science et dans le domaine spirituel, exercice du libre arbitre, tolérance, liberté de conscience...
Remontons donc en arrière, et faisons une halte à chaque grande étape :
- Le Moyen Âge
- De la Réforme à la Révolution
- La Révolution et le XIXème siècle
- La troisième République et la Séparation
(On se limitera hélas à l’histoire occidentale et donc essentiellement au christianisme, et principalement française)
Le Moyen Age
« Dans le monde médiéval, la distinction entre religieux et
politique n’a pas de sens. Au sommet de la société, papes et rois s’unissent pour conserver le pouvoir, ou rivalisent pour l’accaparer. Avant qu’émerge l’idée d’une séparation de l’église et de l’Etat, l’histoire de l’occident est, jusqu’au XVIIIe siècle, celle de la confusion des
pouvoirs » (Chapeau introductif à un dossier de la revue « L’histoire » consacré à cette question – juillet août
2004 )
La plupart des historiens sont d’accord pour situer le fondement du fonctionnement des pouvoirs dans la chrétienté médiévale, qui est aussi celui du rapport entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, dans la déclaration bien connue de Jésus,
« Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mathieu 21-22, Marc 12-17, Luc 20-25).
Déclaration à double sens, ou que l’on peut comprendre de deux manières :
Comme une saine séparation de deux domaines, deux champs distincts,
- celui de la croyance, de la vie spirituelle d’une part,
- et celui de l’exercice du pouvoir, de la gestion des hommes et des choses, de la loi, d’autre part.
Cette interprétation peut être invoquée à l’appui d’une thèse qui soutient que la future séparation, la laïcité moderne, découle pour une part au moins de cette lointaine distinction.
Une seconde interprétation, moins glorieuse, fait de cette déclaration de Jésus le fondement (ou la justification) de la soumission souvent prônée par l’église aux puissants de la terre.
Quoiqu’il en soit, et la religion chrétienne étant devenu avec l’empereur Constantin, la religion officielle de l’empire, c’est l’enchevêtrement des pouvoirs spirituels et temporels qui va marquer les siècles suivants.
Tout au long du Moyen Âge, papes et souverains (l’empereur germanique ou les rois de France ou d’Angleterre par exemple) vont se disputer la suprématie.
La tentation théocratique (le pouvoir temporel appartient directement sinon à Dieu, du moins à ses représentants, papes et clergé) n’a en vérité jamais vu véritablement le jour, malgré la volonté de quelques papes, et les réels succès obtenus (comme par exemple, l’empereur Henri IV, excommunié, déposé par le pape, et contraint d’implorer son pardon à Canossa en 1077).
Le cas de figure le plus répandu, c’est la légitimation, par le sacre ou toute autre forme d’intronisation par l’autorité religieuse, d’un souverain, protecteur de la religion :
Clovis, qui obtint la victoire sur ses ennemis grâce à sa conversion,
Charlemagne, protecteur de Rome,
Philippe le Bel, faiseur de papes,
Sans oublier les rois partis reconquérir (ou faisant semblant) les lieux saints de la Palestine à l’appel du pape,
Le souverain temporel s’impose, mais il a besoin de l’onction divine. Les autorités ecclésiastiques, souvent contraintes, de fait, de s’incliner devant les souverains, mais néanmoins conscientes de leur pouvoir d’influence, sauront monnayer leur soutien aux pouvoirs en place et obtiendront de substantielles contreparties, politiques (l’Inquisition, mais aussi les trêves, la « Paix de Dieu » etc., ou matériels).
A partir de cette période, le pouvoir royal, dans un pays comme la France, affirmera de plus en plus une tradition d’ « indépendance », ou plutôt une volonté d’être maître chez soi (c’est-à-dire de diriger ou contrôler l’Eglise de France), en ne concédant au pape que le strict nécessaire en fonction du rapport de force du moment, qu’on appellera la tradition « gallicane ». Cela n’empêchera pas la France d’être considérée jusqu’à la Révolution comme la fille aînée de l’église catholique.
Cette tradition gallicane, expression d’une certaine affirmation « nationale », trouve sa correspondance en Angleterre, où la Séparation avec Rome au XVIème siècle tiendra bien plus à la politique qu’à la religion.
C’est bien l’alliance du trône et de l’autel qui domine alors l’Europe.
Dieu et César s’accordent, plutôt bien que mal.
Nulle trace dans cette Europe médiévale de l’apparition ou même de la simple revendication de ce qui pourrait s’apparenter à la liberté de conscience. Ici ou là, les trois grandes religions monothéistes peuvent bien coexister quelque temps, parfois pacifiquement, comme dans l’Espagne avant 1492, cet état disparaît si le prince en décide ainsi.
Divers mouvements, qualifiés d’hérétiques, apparaissent régulièrement dans toute l’Europe, mêlant souvent aspirations spirituelles et revendications sociales. Ils sont la plupart du temps impitoyablement réprimés et réduits à néant.
Des guerres de religion à la Révolution
C’est avec la Renaissance et l’apparition de la Réforme, qu’une première rupture se produit.
Dans toute l’Europe, les guerres de religion font rage, faisant éclater l’unité religieuse et le face à face papauté monarchies. Paradoxalement, ce moment historique d’une extrême violence, riche de massacres et d’atrocités commises de part et d’autre au nom de Dieu, débouchera ici et là, sur la tolérance religieuse. Tolérance parfois réelle et concrète, durant des périodes plus ou moins courtes, avec des retours en arrière (Edit de Nantes de 1598 promulgué par Henri IV, révoqué en 1685 par son petit fils Louis XIV), mais surtout notion de tolérance, comme valeur humaniste qui juge immoral de forcer les consciences.
Certes, le résultat le plus fréquent sera l’application du principe « cujus regio, ejus religio », qui veut que le peuple d’un Etat adopte la religion de son prince, ce qui n’est pas, on en conviendra, la liberté religieuse réelle.
Néanmoins, une brèche était ouverte et il est incontestable que, là où il perdure, le pluralisme religieux, conduit, souvent après de tumultueuses péripéties, et même si cela reste longtemps fragile, à la tolérance religieuse, comme le montre l’exemple anglais avec le traité de tolérance de 1689. « S’il n’y avait en Angleterre qu’une religion, le despotisme serait à craindre ; s’il y en avait deux, elles se couperaient la gorge, mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses » (Voltaire).
Bien entendu, cette tolérance, peu à peu théorisée par certains penseurs (Locke en Angleterre), ne va pas jusqu’à être générale et exclut encore certaines options spirituelles (Les papistes en Angleterre, les juifs en d’autres contrées, les athées presque partout).
C’est véritablement au XVIIIème siècle, qu’on doit chercher les origines de l’idée de laïcité telle qu’on l’entend aujourd’hui.
A cette époque, contrairement à l’Angleterre, la France ne connaît pas la liberté religieuse.
Les protestants, depuis la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685 par Louis XIV, sont interdits de religion (« une foy, une loy, un roy »).
Quant aux juifs ils sont interdits de séjour depuis le XIVème siècle et leur sort est des plus précaires.
La monarchie absolue de la France catholique et ses institutions (notamment les parlements) veille au respect de l’orthodoxie, censure et condamne, traque l’hérésie (Calas, mais aussi le Chevalier de la Barre, exécuté après avoir été torturé, pour avoir refusé d’enlever son chapeau et de saluer une procession).
Pourtant, c’est aussi à ce moment que s’affirme et se développe, en France comme dans toute l’Europe, la philosophie des Lumières : Diderot, Voltaire, d’Holbach, bientôt Condorcet, prônent la tolérance, les valeurs de la connaissance scientifique, les droits naturels de l’Homme, l’égalité, et mettent l’Homme au centre du monde. Dans ce combat, ils sont amenés à affronter la puissance catholique (« écrasons l’infâme » proclame Voltaire) et veulent arracher l’instruction et l’éducation à la férule des prêtres et notamment des ordres religieux.
La Révolution Française
Survient alors la Révolution, évènement qui singularisera la situation de la France par rapport aux autres pays d’Europe.
Si les révolutionnaires de 1789 ne sont nullement animés d’intentions belliqueuses à l’égard de la religion catholique, les circonstances vont créer peu à peu un fossé grandissant et précipiter un conflit majeur qui ne prendra fin qu’un siècle plus tard.
En Août 1789, l’assemblée constituante supprime la dîme, privant l’église d’une de ses principales sources de revenus.
De novembre à Avril, pour faire face à l’état catastrophique des finances de l’Etat, on décrète « la mise à disposition de la Nation » des biens du clergé, la suppression des ordres religieux et la main mise sur leur riches propriétés, afin de gager une nouvelle monnaie, les assignats.
Rappelons que c’est la situation financière de l’Etat qui a déclenché la convocation des Etats généraux, situation largement due à la résistance obstinée des privilégiés et particulièrement du clergé, devant toute contribution financière supplémentaire. L’extraordinaire richesse du clergé français, accumulé au fil des siècles par les donations privées et les largesses de la monarchie ne pouvait que susciter la convoitise et les révolutionnaires de l’assemblée constituante, plutôt modérés, encore monarchistes et nullement anticatholiques pour la grande majorité d’entre eux, trouvaient naturels que cette richesse revienne à son réel propriétaire, la Nation.
Devant la résistance de nombreux membres du clergé, l’assemblée constituante, sans concertation, réorganise alors l’Eglise de France de manière autoritaire.
C’est la fameuse « Constitution Civile du clergé » (Juillet 1790), à laquelle les prêtres, devenus fonctionnaires, devront prêter serment (27 novembre 1790)
A la nécessité de trouver un nouveau mode de financement de l’Eglise, privée de ses dîmes et des revenus de ses biens, s’ajoutait aussi la volonté de la contrôler politiquement. On est plus alors dans la continuité de la tradition « gallicane » des rois de France que dans la perspective d’une Séparation ;
Le conflit s’envenime et s’ensuit un véritable schisme entre prêtres réfractaires et prêtres assermentés. Le divorce est d’autant plus profond entre l’Eglise et la Révolution que le pape, condamne formellement la constitution civile du clergé comme « hérétique, sacrilège et schismatique ».
Plus fondamentalement, il semble qu’il ne puisse pas y avoir de compromis philosophique possible entre la vision d’un homme pêcheur, que seule la grâce divine peut racheter, soumis à l’ordre divin et celle d’un individu émancipé, fort de ses droits et de sa raison, constructeur de son propre avenir.
N’oublions pas que la déclaration des Droits de l’Homme avait profondément changé la donne en proclamant :
Art. 4 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation… » (Le roi n’était plus « de droit divin » ; première « laïcisation » du pouvoir)
Art. 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses… »
(C’est la liberté de pensée, renforcée par l’article 11 sur la liberté d’expression et de presse)
Pie VI condamne publiquement la Déclaration des droits de l’Homme et notamment « cette liberté absolue qui non seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de pensée, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée : droit monstrueux, qui paraît cependant à l’assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes ».
Ainsi, tout est dit entre l’Eglise et la Révolution, et ce, avant même la Terreur, les persécutions religieuses, le vandalisme révolutionnaire, et la guerre de Vendée, qui, bien sûr aggraveront profondément la rupture et nourriront abondamment la Contre révolution.
C’est pourtant après cette phase aiguë que la Convention décrète (3 ventôse An III) la première Séparation juridique de l’Eglise et de l’Etat :
La République ne salarie aucun culte, toutes les convictions sont placées sur un pied d’égalité. Protestants et juifs bénéficient de la liberté et de l’égalité qu’une telle amorce de séparation rend possible.
Rappelons que les protestants ne bénéficiaient à nouveau de la liberté religieuse que depuis un édit de tolérance de Louis XVI en 1787 (sans pour autant être considéré à égalité avec la religion catholique officielle) et que les juifs avaient du attendre 1791 pour devenir citoyens français.
Mais cette première Séparation entre le culte catholique et l’Etat républicain n’est que de courte durée.
Afin d’assurer la paix religieuse, la concorde civile, et réconcilier les deux clergés, Bonaparte signe avec le pape Pie VII le Concordat de 1801.
Par le contrôle que Bonaparte s’octroie sur l’Eglise (notamment au travers de la nomination des évêques et de la dépendance financière du clergé), c’est un net retour à la solution gallicane.
Ce concordat, par ailleurs, fait du catholicisme, non plus la religion officielle, mais seulement celle de la grande majorité des français. L’Etat, simultanément promulgue des textes qui organisent les deux cultes protestants et le judaïsme.
S’il constitue certes un certain retour en arrière par rapport à une vraie Séparation, ce régime ambigu, qui durera jusqu’en 1905 (et même dure encore en Alsace et en Moselle), assurait cependant l’égalité de Traitement entre les différents cultes et la neutralité de l’Etat qui ne professe plus officiellement de religion (mais Bonaparte se fera sacrer empereur avec la présence du pape…)
Le XIXème siècle, de la Restauration de 1815 à la Troisième république va voir s’aggraver encore le conflit ouvert par la Révolution Française, entre l’Eglise et le mouvement libéral et républicain.
Voulant prendre sa revanche sur la Révolution, l’Eglise, arc-boutée sur ses dogmes, ses interdits, son orthodoxie, se sentant menacée par la montée en puissance des idéaux de la révolution, se crispe et va s’affirmer comme le plus fidèle soutien des forces conservatrices et réactionnaires, et ce au moment même où, partout en Europe la vie politique prend les formes modernes du parlementarisme, des élections, de la concurrence des partis politiques.
Ce raidissement radical ne sera pas pour rien dans les formes vigoureuses que va prendre le chemin vers l’émancipation laïque.
En 1832, le pape Grégoire XVI, par l’encyclique Mirari vos fustige «la liberté de conscience », la liberté de la presse, « liberté la plus funeste, liberté exécrable », prêche la « constante soumission envers les princes » et condamne sévèrement les catholiques libéraux Lamenais et Lacordaire.
En 1864, par l’encyclique Quanta cura et son annexe, le fameux Syllabus, Pie IX résume « les principales erreurs de notre temps »( Elles sont au nombre de Quatre-vingt).
Le pape y jette « l’anathème »sur tout homme qui défendra la liberté religieuse, le libéralisme et la civilisation moderne en général.
(Morceaux choisis : page 27 Pena Ruiz)
Et encore :
1892. Léon XIII, pape réputé social, dans son encyclique Rerum novarum : « Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de la nature qui rend impossible dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. Sans doute, c’est là ce que poursuivent les socialistes. Mais contre la nature tous les efforts sont vains. C’est elle en effet qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes : différences d’intelligence, de talents, d’habileté, de santé, de force : différences nécessaires, d’où naît spontanément l’inégalité des conditions. Cette inégalité, d’ailleurs, tourne au profit de tous… »
1903. Pie X : « La société humaine, telle que Dieu l’a établie, est composée d’éléments inégaux. En conséquence, il est conforme à l’ordre établi par Dieu qu’il y ait dans la société humaine des princes et des sujets, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, des nobles et des plébéiens »
Pour les républicains, les libéraux, l’Eglise catholique est bien, de fait, l’adversaire principal. Pendant tout le XIXème siècle, loin de se contenter du salut des âmes, l’Eglise exerce un rôle politique et social en soutenant les régimes les plus conservateurs, ainsi celui de Napoléon III en France.
Dieu et César, faisant cause commune contre Marianne, et d’autant plus qu’ils sont l’un et l’autre menacés par ce nouveau protagoniste de l’Histoire, c’est l’alliance du trône et de l’autel prolongé par celle du sabre et du goupillon.
La Troisième République et le combat pour l’émancipation laïque.
Avant de relater comment la troisième République va aboutir à la Séparation, il est utile de rappeler un autre évènement peu connu : une seconde tentative de Séparation prend corps pendant la brève épopée de la Commune de Paris.
Le décret du 2 avril 1871 prévoit, outre la Séparation de l’Eglise et de l’Etat et la suppression du budget des cultes, le droit à une instruction libératrice pour tous les enfants du peuple : soustraite aux congrégations religieuses, elle doit être gratuite, obligatoire, et laïque.
Edouard Vaillant, inspirateur de ces mesures, reprend les projets d’instruction publique et laïque de Condorcet. Mais il est bien court le temps des cerises…
Ce bref épisode a en tout cas le mérite de mettre en lumière que la marche vers l’émancipation laïque est, depuis des décennies, indissociable de la réforme de l’instruction Publique. Et ce n’est pas par hasard que les républicains vont s’engager d’abord et principalement sur cette question.
L’école est en effet un enjeu de premier plan entre républicains et libéraux d’une part et l’Eglise d’autre part.
Celle-ci dispose d’une position de force dans l’enseignement depuis des siècles, et les républicains, héritiers des philosophes des Lumières, de Voltaire, de Condorcet, veulent comme eux « libérer l’instruction de la férule des prêtres ».
Vainqueurs des élections en 1877, les républicains ne disposeront de tous les pouvoirs qu’après la démission du maréchal Mac-Mahon, monarchiste notoire, de la Présidence, en 1879.
Mais pour ces républicains, la force de la république repose sur la diffusion de l’instruction au plus grand nombre. Depuis que le premier acte du suffrage universel a été de porter Napoléon III au pouvoir, les Républicains savent que sans l’instruction publique, les libertés formelles de la démocratie peuvent conduire au pire.
Alors que les progrès de la sécularisation de la société et de la déchristianisation de larges couches de la population, la réduction du pouvoir temporel du pape après l’unité italienne, acculent dans une position de repli défensif le monde catholique qui y voit l’effet d’un vaste complot des francs-maçons et des juifs pour détruire l’église.
De leur côté, républicains et libéraux voient dans l’Eglise, ou plutôt dans le « cléricalisme », (c’est-à-dire la prétention de l’Eglise à une emprise sur l’espace public, l’Etat, l’Instruction publique, etc.), le principal ennemi.
Dans ces conditions, l’affrontement ne pouvait être que rude.
La première phase, celle de l’émancipation laïque de l’école publique, est menée par des républicains modérés, dont certains sont croyants, et qui ne confondent pas anticléricalisme et lutte contre la religion.
Ainsi, le 18 septembre 1878, alors que le combat pour la république n’est pas encore gagné, Gambetta affirme : « Non, nous ne sommes pas les ennemis de la religion, d’aucune religion. Nous sommes au contraire, les serviteurs de la liberté de conscience, respectueux de toutes les opinions religieuses et philosophiques ».
Dans sa lettre aux instituteurs le 17 novembre 1883 », Jules Ferry, en écho au discours de Gambetta écrit : « Le législateur…a eu pour premier objet de séparer l’Ecole de l’Eglise, d’assurer la liberté de conscience des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop souvent confondus : celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu de tous »
Modération sur le fond qui n’empêche pas un volontarisme politique exceptionnel :
-1879 : Décrets de Jules Ferry expulsant sous trois mois les jésuites, congrégation particulièrement active dans l’enseignement, et obligeant les autres congrégations non autorisées à légaliser leur situation dans le même délai)
(261 couvents sont fermés, 5643 jésuites expulsés, 200 magistrats démissionnent pour ne pas avoir à appliquer les décrets)
-1880 : Restitution à l’Etat du monopole de la collation des grades
-1881 : Gratuité de l’enseignement primaire votée par le parlement.
-1882 : Obligation scolaire et laïcité des programmes
-1883 : Neutralité des salles de classes et disparition des crucifix
Cette première série de mesures laïques dresse contre la république naissante une opposition cléricale déterminée : Monseigneur Frepel, archevêque de Paris, tonne contre « l’école sans Dieu ». Pour lui, laïcité est synonyme d’enseignement athée, irréligieux. La presse conservatrice se déchaîne, on préconise la grève scolaire, certains en appellent même au roi.
Pourtant, avec le début des années 1890, le conflit s’apaise. En 1892, le pape Léon XIII a conseillé aux catholiques français de se rallier sinon à l’idéologie républicaine, du moins aux institutions de la République. De leur côté, les républicains modérés, effrayés par la montée du socialisme et des revendications sociales, se rapprochent des catholiques. Le ministère de Jules Méline, en 1896, en est la traduction politique. Les républicains semblent se contenter du régime concordataire, qui, il est vrai leur donne un pouvoir de contrôle sur l’Eglise.
Il va falloir que surgisse un autre évènement majeur pour que le combat laïque reprenne et aboutisse enfin à la Séparation.
L’affaire Dreyfus va séparer la France en deux camps irréductibles. Les catholiques, sauf exception, se placent aux avant-postes du combat antidreyfusard, aux côtés des nationalistes. Les congrégations, une nouvelle fois, sont au cœur du débat, et notamment
-les jésuites (chez qui nombre d’officiers de l’armée française ont été instruits)
-les assomptionnistes, propriétaires de « La Croix »et du « Pèlerin », franchement nationalistes et volontiers antisémites.
Le gouvernement de Défense républicaine dirigé par Waldeck-Rousseau (depuis 1899) impose, par la loi de 1901 sur les associations, aux congrégations religieuses non autorisées, de demander leur autorisation législative.
Après la victoire électorale du bloc des gauches en 1902, le gouvernement Combes, soutenu par une large majorité, au sein de laquelle domine la figure de Jaurès, durcit encore la position des républicains : Le régime des autorisations est appliqué avec une extrême rigueur. En Juillet 1904, le parlement vote l’exclusion définitive de l’enseignement des congrégations. (Art.1 : « L’enseignement de tout ordre et de toute nature est interdit en France aux congrégations ».
La logique de laïcisation pousse à la suppression du régime concordataire. De nombreux projets de loi prévoyant un régime de Séparation avaient été élaborés, une commission parlementaire ad hoc placée sous la présidence d’Aristide Briand avait même été formée en octobre 1902, mais la majorité parlementaire reste hésitante.
C’est une nouvelle crise qui précipitera les évènements : le Vatican s’en prend vivement à la France, lui reprochant la visite diplomatique que le président Loubet effectue en Italie à l’invitation du roi Victor Emmanuel (le Vatican n’admettait toujours pas l’annexion de Rome par cette nouvelle Italie et avait prévenu la France que la visite de son président en Italie constituait pour lui une offense). C’est la rupture des relations diplomatiques.
Le terrain était désormais propice à la dénonciation du Concordat.
Le projet de loi présenté au parlement par Briand se veut modéré et conciliant. Ce dernier ne veut pas « déchaîner …les passions religieuses ».
La loi est votée à une large majorité par l’assemblée nationale (341 voix contre 233) et le Sénat (181 voix contre 102).
Elle assure la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes (article 1) ; elle affirme la stricte neutralité de l’Etat (Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte…. ».
Par souci de compromis, le législateur confie la gestion des biens des églises et l’organisation du culte à des associations cultuelles dépendant de la hiérarchie catholique. La Séparation des Eglises et de l’Etat était faite.
Si quelques catholiques y voient l’occasion d’une nouvelle liberté de l’Eglise, la majorité d’entre eux, le gros du clergé, la presse catholique, et, bien sûr le Vatican condamnent sans appel la loi :
Dans son encyclique « Vehementer nos » du 11 février 1906, le pape Pie X n’y va pas de mains morte :
« Qu’il faille séparer l’Etat de l’Eglise, c’est une thèse absolument fausse, une très pernicieuse erreur…Nous réprouvons et nous condamnons la loi votée en France sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat comme profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu, qu’elle renie officiellement, en posant en principe que la République ne reconnaît aucun culte. Nous la réprouvons et condamnons comme violant le droit naturel, le droit des gens et la fidélité due aux traités, comme contraire à la constitution divine de l’Eglise, à ses droits essentiels, à sa liberté, comme renversant la justice et foulant aux pieds les droits de propriété que l’Eglise a acquis à des titres multiples, et en outre, en vertu du Concordat. »
Pourtant, malgré quelques échauffourées ici et là dans les années qui suivirent, à propos de l’application de la loi, notamment à propos des « Inventaires », la loi fut appliquée sans difficulté. Le succès de la gauche républicaine aux élections de 1906 confirme que la loi ne fait l’objet d’aucun rejet de l’opinion qui, au contraire la ratifie largement.
Pour être complet sur l’œuvre de laïcisation de l’espace public de la Troisième république, ajoutons les autres domaines où elle s’appliqua durant ces deux ou trois décennies :
-1878-1891 : Laïcisation progressive des hôpitaux de Paris
-27 juillet 1884 : Loi Naquet rétablissant le divorce
-18 août 1884 : suppression des prières publiques à la rentrée parlementaire
-26 mai 1885 : loi rendant à l’église Ste Geneviève sa vocation de Panthéon
-15 juillet 1899 et 21 mars 1905 : lois militaires contraignant les séminaristes au service militaire
-14 décembre 1900 : suppression de la « messe du St Esprit » à la rentrée des cours et tribunaux (la présence y était obligatoire)
-1er avril 1904 : circulaire du ministre de la justice ordonnant l’enlèvement des crucifix dans les prétoires des tribunaux
-loi sur le monopole d’inhumation enlevé aux fabriques.
La « Grande guerre » et l’Union Sacrée qui s’en suit relèguent au second plan la question. Elle ne réapparaît qu’avec la tentative – infructueuse – du gouvernement du « Cartel des gauches » en 1924, d’étendre l’application de cette loi aux trois départements d’Alsace et de Moselle, restés « concordataires » pendant leur annexion à l’Allemagne.
En dehors de cette dérogation aux principes républicains, la Séparation ne sera plus remise en cause, frontalement du mois, à la notable exception du régime collaborationniste de Pétain qui, non content d’abolir la République, adopte une série de mesures anti-laïques :
-Rétablissement du subventionnement public à l’église catholique,
-Réapparition de la discrimination raciste et religieuse, qui vise les juifs, bien sûr, (art.1 de la loi du 2 juin 1941 : « La non appartenance à la religion juive est établie par la preuve de l’adhésion à une des autres confessions reconnues par l’Etat avant la loi du 9 décembre 1905 »), mais aussi les francs-maçons, dont les instances sont dissoutes par la loi du 13 août 1940,
-Réintroduction de l’instruction religieuse dans les écoles publiques,
-Droit de regard des autorités religieuses sur les programmes,
-Financement public des écoles privées,
(Textes adaptés et modifiés après la guerre, mais jamais remis en cause pour l’essentiel).