DETTE PUBLIQUE, DEFICITS PUBLICS : Les faux problèmes et les vrais.
La dette publique et les déficits budgétaires agitent beaucoup de monde, marchés financiers, gouvernements, partis politiques, médias, etc.
Comme d’habitude, dans ce débat comme dans beaucoup d’autres, beaucoup d’affirmations et de certitudes sont proférées par les uns et les autres comme des vérités objectives, sacrées, ne souffrant pas la discussion. Ignorance ou expression de la « pensée unique » ?
Tâchons d’y voir clair et de simplifier une matière qui n’est certes pas simple, mais pas non plus aussi compliquée qu’on veut bien le dire.
La dette publique[1] de la France atteint en 2010 des sommets jamais explorés : elle représentera, d’après la loi de finances pour 2010, 1500 milliards d’€uros, soit 84 % du PIB[2] (contre 64% en 2007).
D’où provient cette dette ? De la somme des emprunts que les pouvoirs publics contractent chaque année pour financer les déficits des budgets.
Ce déficit public, c’est-à-dire la différence annuelle entre les dépenses et les recettes inscrites dans les budgets de l’Etat, des collectivités et de la sécurité sociale, a explosé avec la crise : d’environ 60 milliards soit 2.7% du PIB en 2007, le déficit public est passé à 140 milliards en 2009 soit 8.3% du PIB.
Ces nombres et leur spectaculaire évolution paraissent évidemment assez affolants et il est facile de jouer sur l’angoisse que suscitent ce qui semble s’apparenter à des gouffres vertigineux.
C’est ce que ne manquent pas de faire les « libéraux » de tous poils[3], pourtant largement responsables de cet état de fait, afin de faire passer dans l’opinion les remèdes qu’ils préconisent. Ils jouent pour ce faire sur la méconnaissance regrettable des questions économiques et financières des citoyens.
L’économie n’est pas une science exacte. Les décisions en matière de finances publiques ne sont pas d’abord des questions techniques, mais politiques. Là comme ailleurs, différentes écoles de pensée existent. Elles présentent des concepts, des analyses, des conclusions différentes et souvent opposées. Elles se rattachent, ce n’est pas une surprise, soit à une vision libérale de la société et de l’économie (croyance en la vertu du marché comme régulateur seul vraiment capable de produire de l’intérêt général, méfiance de l’Etat, dépenses publiques jugées néfastes et excessives, bienfaits supposés de la mondialisation, etc.), soit à une approche « progressiste » ( le marché, utile, doit cependant être limité à certains domaines, le rôle de l’Etat, des Etats, reste incontournable pour garantir l’intérêt général et protéger les plus fragiles, les citoyens doivent rester maîtres de leur choix…etc.).
Que les deux orientations existent, rien de plus normal. Le problème c’est que la vision libérale est hégémonique, depuis la fin des années 70, chez les grands commis de l’Etat, dans la classe politique et dans les médias (y compris souvent ceux qui se considèrent comme « de gauche »).
Ainsi, le message économique et financier régulièrement délivré à l’opinion publique est d’essence libérale. Les citoyens, souvent rebutés, par ailleurs, par l’aspect apparemment complexe de ces sujets assimilent ainsi une vulgate libérale qui prend les allures du bon sens.
Le devoir de la gauche républicaine, soucieuse que le peuple souverain joue tout son rôle, est donc d’essayer de l’éclairer en contribuant à lui faire connaître un autre point de vue, souvent occulté, celui des économistes progressistes.
Citons en guise d’introduction cet extrait d’un article du mensuel « Alternatives économiques »[4] : « Au palmarès des idées reçues en matière économique trône l’idée que la dette publique est un fléau qu’on pourrait éliminer si les gouvernements étaient moins laxistes. L’Etat vivrait constamment au dessus de ses moyens au lieu d’être géré « en bon père de famille » avec le souci d’ajuster ses dépenses à ses ressources. Cet apparent bon sens est un non sens économique ».
§ Premier point, donc, le déficit public, et la dette qui en résulte, sont-ils foncièrement « mauvais », comme le considèrent les économistes conservateurs depuis toujours ?
Ceux-ci, en effet professent, en s’appuyant sur un apparent « bon sens », que l’Etat doit être géré comme un ménage : On ne peut dépenser plus qu’on ne gagne, et tout excédent de dépenses sur les ressources est signe de mauvaise gestion. Déficit et dette publiques sont donc à priori néfastes. La simplicité (le simplisme) de ce raisonnement emporte donc facilement l’adhésion du citoyen non averti.
En fait, plus fondamentalement, les économistes libéraux considèrent que toutes ressources (impôts ou emprunts) prélevées par l’Etat pour faire face aux dépenses publiques sont autant de moyens de financement ôtés aux entreprises privées, donc au bon fonctionnement du marché. Il convient de limiter au strict nécessaire[5] les dépenses publiques, ainsi d’ailleurs que toutes les réglementations qui nuisent à la libre expression de la concurrence.
Les économistes « progressistes » affirment au contraire que l’Etat ne peut être assimilé à un ménage. D’abord par sa durée. Sauf exception, un Etat n’a pas de fin comme les êtres humains ou une entreprise. Il dispose, par ailleurs, de moyens légitimes pour constituer de nouvelles recettes (il peut lever des impôts). Et les prêteurs ne s’y trompent pas qui plébiscitent les titres publics jugés plus « sûrs ».
En charge de l’avenir, l’Etat doit assurer au présent le paiement de dépenses qui auront leur plein effet dans le futur ou dont l’usage sera partagé par plusieurs générations. Il en est ainsi des investissements dans des infrastructures qui serviront plusieurs dizaines d’années ou plus, mais aussi des dépenses en matière de recherche, et évidemment des dépenses publiques en matière d’éducation et de formation. Il n’est donc pas anormal qu’une partie de ces dépenses soit financée par emprunt. En d’autres termes, lorsqu’il s’agit de financer des investissements ou des dépenses d’avenir, le déficit budgétaire et la dette qui en résulte non seulement ne sont pas néfastes mais constituent un financement juste (étaler dans le temps une dépense dont le résultat bénéficiera à plusieurs générations, c’est-à-dire la partager avec celles-ci et ne pas la mettre entièrement à la charge du contribuable d’aujourd’hui).
On notera à ce sujet le dogmatisme – et la stupidité - de la règle prévue par l’Union Européenne, depuis le traité de Maastricht, imposant aux Etats membres de limiter à 3% de leur PIB les déficits publics, sans faire de distinction sur la nature des dépenses prises en compte pour ce calcul.
Par ailleurs, l’Etat, les collectivités et les organismes de sécurité sociale jouent en cas de crise un rôle dit de « stabilisateurs automatiques ». Durant ces périodes, pour éviter un effondrement total de l’économie, ces organismes publics laissent filer le déficit, leurs ressources diminuant du fait de la baisse d’activité des entreprises et la hausse du chômage (baisse des impôts sur les sociétés, sur le revenu, sur la consommation…et baisse également des cotisations sociales versées), cependant que leurs dépenses augmentent (allocations chômage, RMI-RSA, etc.).
L’Etat peut aussi prendre des mesures pour contribuer à la « relance » de l’économie : pour compenser la baisse d’activité des entreprises, il peut augmenter ses dépenses en soutenant directement ou indirectement l’investissement, ou/et la consommation (coup de pouce aux salaires des agents publics, aux prestations sociales, baisse d’impôts).
Ce surcroit de dépenses sur les recettes, généré par la crise et les mesures de relance, doit normalement être provisoire. La reprise de l’économie après la crise (les meilleurs résultats des entreprises et la baisse du chômage amenant des ressources supplémentaires d’impôts et de cotisations) doit permettre de combler les déficits consentis pendant les périodes difficiles.
Déficit et dette publics ne peuvent donc être considérés de la même façon quand on parle d’un Etat et quand on parle d’un ménage.
Second point, les déficits et la dette publique française ont-ils atteints la cote d’alerte ?
La dette publique française est-elle soutenable ? L’Etat est-il au bord de la faillite comme l’affirmait, avec une certaine irresponsabilité, le 1er ministre François Fillon en décembre 2007 ?
Il est exact que la dette publique française a cru de manière considérable dans les trente dernières années. « De 16% du PIB en 1974, elle reste à 20% jusqu’en 1980. Elle monte à 34% en 1987, niveau où elle se stabilise jusqu’en 1991. Puis elle reprend son ascension jusqu’à 59% en 1997 où elle connaît un nouveau palier. Enfin elle s’accroit de 59% en 2002 à 66% fin 2005 »[6]. Elle était égale à 63.9% du PIB en 2007 (avant la crise).
Si la croissance constatée est spectaculaire, et sans méconnaître le danger potentiel d’une telle dérive, il convient cependant, face aux discours catastrophistes des libéraux (qui de toute façon jugent que la dette publique est toujours trop élevée quelque soit son niveau), de nuancer l’appréciation.
D’abord en comparant le niveau d’endettement de la France avec celui de ses partenaires.
Ainsi avec une dette à 63.9% du PIB en 2007, la France faisait à peine plus que les Etats-Unis (63%) , un peu mieux que l’Allemagne (65.1%), et que la moyenne de la zone euro (66.5%), et nettement mieux que l’Italie (104%) et que le Japon (170%)[7] !
Ensuite en relativisant la signification de ce qu’est vraiment la dette.
En juin 2005, Thierry Breton, ministre de l’économie et des finances, commande un rapport sur l’état des finances publiques à une commission d’experts dirigée par le banquier Michel Pébereau, président de Paribas.[8] Celui-ci prévoit, si des mesures radicales de réduction des dépenses publiques ne sont pas entreprises une dérive catastrophique de la dette : 130% du PIB en 2020, 200% en 2030, 300% en 2040 et 400% en 2050 !
Pour enfoncer le clou, il affirme que chaque nouveau-né français viendrait au monde avec une dette de 18 700 €uros (19 500 en 2007) dans son berceau, valeur qu’il obtient en divisant le montant de la dette par le nombre d’habitants.
Ce que le rapport Pébereau et tous les perroquets qui répètent le même chiffre ne disent pas, c’est que « la dette publique, au sens de Maastricht, est une mesure brute qui ne tient pas compte des actifs financiers (numéraires et dépôts, actions cotées…) détenues par les administrations publiques. La bonne analyse patrimoniale nécessite de regarder des deux côtes de la balance comptable car si la dette publique coute à l’Etat (intérêts), les actifs financiers en rapportent sous forme de dividendes et d’intérêts. Or la France est le pays de la zone euro (à l’exception de la Finlande) où les administrations publiques possèdent le plus d’actifs financiers (36% du PIB contre 26% en Italie, 24% en Espagne et 21% en Allemagne.
Au final, la dette financière nette des administrations publiques en France est l’une des moins élevées des grands pays de l’OCDE[9] : 34% du PIB contre 43% aux Etats-Unis, 44% en moyenne en zone €uro, 45% en Allemagne, 86% au Japon, et 88% en Italie.
Et encore ne tient-on ici compte que des actifs financiers. Or ceux-ci représentent moins de 40% de l’ensemble des actifs publics composés également des infrastructures : écoles, hôpitaux, routes, musées, centres sportifs, matériels, équipements…Ces actifs non financiers étaient évalués en 2007 par l’INSEE à 75 % du PIB.
Conclusion, les administrations publiques possèdent plus d’actifs que dettes. Ainsi un enfant né en France en 2007 dispose d’un actif net public de 12 500 € et non pas d’une dette de 19 500 € !
La dette publique française, pour toutes ces raisons, reste pour l’heure maîtrisable et le crédit du pays est intact. La France reste très bien « notée » par les agences de notation et ne trouve aucune difficulté à trouver des prêteurs. Ajoutons enfin, que contrairement aux Etats Unis, au Royaume Uni ou à l’Espagne, la France présente un faible niveau d’endettement des particuliers et une solide épargne privée.
Toutes ces précisions n’ont pas pour but de nier la réalité de la dette à rembourser, d’autant plus que la crise a depuis, aggravé les chiffres : la dette est passée à 84% en 2010 et il serait irresponsable de se cacher la gravité de la situation.
Mais il s’agit de lutter contre les simplifications abusives de la pensée libérale dont l’objectif, en diabolisant les déficits publics et la dette publique, est d’arriver toujours au même remède : réduire les dépenses publiques.
Qui est responsable des déficits et de la dette ? Et que faire ?
Prenant prétexte de l’aggravation de la dette publique, les programmes politiques des gouvernements néolibéraux qui se sont succédés et notamment le dernier en date préconisent toujours les mêmes remèdes : Peser sur les dépenses publiques, et notamment les dépenses de personnel en réduisant le nombre de fonctionnaires, diminuer de fait le montant des pensions, (sous couvert d’allonger les annuités), rogner sur les remboursements de médicaments et les indemnités chômage, et enfin, limiter les transferts de ressources aux collectivités territoriales.
Se parant de vertu budgétaire, arguant de la nécessaire Réforme de l’Etat, les néolibéraux en taillant dans les crédits et les effectifs, déconstruisent, morceau par morceau, le modèle social républicain.
Et pourtant, si l’on prend la peine de bien regarder la réalité des chiffres et leur évolution, on ne peut qu’être surpris…
La dette peut se creuser de deux façons : soit par l’alourdissement des dépenses, soit par insuffisance de ressources.
Si les dépenses furent en partie responsables de l’accroissement de l’endettement, c’est surtout par l’effet « boule de neige » des années 90 : suite à la réunification allemande et aux exigences du traité de Maastricht concernant l’inflation, les autorités françaises, pour maintenir la parité du franc avec le Mark, maintinrent des taux d’intérêts très élevés. Ceux-ci alourdirent considérablement le montant des intérêts de la dette et provoquèrent en conséquence un alourdissement de celle-ci. De 1991 à 1997, et notamment sous le très libéral gouvernement Balladur (1993-1997), la dette publique s’est accrue de + 60 %, passant de 36.5% du PIB à 58.5% !
En dehors de ce problème, contrairement à ce qu’on voudrait faire croire aux français, la part des dépenses publiques rapportées au PIB est plutôt stable depuis les années 80 : 53.4% en 1985 contre 53.5% en 2005.
L’accroissement – réel - de la dette durant cette période ne vient donc pas tant d’un dérapage des dépenses mais plutôt d’un manque à gagner de recettes.
Ce manque à gagner résulte d’une part de la croissance molle qui caractérise la zone euro depuis le traité de Maastricht (celui-ci ayant donné la priorité à la lutte contre l’inflation et à une monnaie forte – en fait surévaluée – privant les pays membres de toute marge de manœuvre budgétaire et monétaire), croissance molle signifiant recettes fiscales et cotisations sociales plus faibles, mais surtout, d’autre part, par choix idéologique, d’une politique massive d’allègements fiscaux au bénéfice des contribuables les plus fortunés.
Qu’on en juge :
§ Montant annuel de recettes manquantes du fait des allègements fiscaux pratiqués par les gouvernements depuis 2001 : 66 milliards d’€
§ Montant annuel de recettes manquantes du fait des diverses « niches fiscales » : 73 milliards d’€
§ Montant annuel de recettes manquantes du fait de la fraude fiscale selon l’évaluation de la Cour des Comptes : 30 à 40 milliards d’€
Soit un total de 169 à 179 milliards d’€uros, qui manquent aux budgets publics chaque année du seul fait de choix politiques !
Certes, tout n’est sans doute pas « récupérable », certaines mesures d’allègements fiscaux étant probablement justifiées, la fraude difficile à combattre, etc.
Mais une simple comparaison de ces recettes virtuelles avec le montant du déficit (de l’ordre de 130 milliards en 2010, mais autour de 60 milliards avant la crise), montre que le problème de la dette n’est pas là où on le croit.
Et les économies envisagées par le gouvernement Sarkozy avec la RGPP (révision générale des politiques publiques) : 7.7 milliards sur trois ans (2009-2011) ou par le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite : 500 millions par an, bien que générant des dommages considérables aux services publics, ne sont pas à la hauteur des enjeux !
Concluons :
- Le déficit public et la dette qui en résulte ne sont pas forcément néfastes. Bien utilisés, ils peuvent au contraire constituer de précieux outils pour un gouvernement soucieux de protéger ses habitants contre la crise, et de préparer l’avenir des générations futures.
- Les libéraux mettent en avant leur aversion pour la dette publique pour justifier des coupes sombres dans les dépenses publiques.
- Pourtant ce sont leurs choix politiques depuis deux décennies : croissance molle avec chômage de masse, baisse relative du pouvoir d’achat des classes populaires et des classes moyennes, allègements fiscaux massifs au bénéfice des plus riches, qui ont creusé les déficits et générés une dette aujourd’hui considérable. Et cette situation diminue les marges de manœuvre pour lutter contre la crise.
Il est plus que temps qu’une autre politique économique soit mise en œuvre par un gouvernement d’alternative, tournant sans ambiguïté le dos aux recettes libérales. La gauche n’a pas le droit de se tromper à nouveau.
[1] Dette publique = dettes cumulées Etat + collectivités territoriales + organismes de sécurité sociale
[2] PIB : produit intérieur brut, indicateur économique qui mesure le niveau de production d'un pays. Il est défini comme la valeur totale de la production interne de biens et services dans un pays donné au cours d'une année donnée.
[3] « Ultra » ou « sociaux » libéraux utilisent en effet la même grille d’analyse et les mêmes arguments sur ces questions.
[4] Sandra MOATTI, Alternatives économiques - Janvier 2010
[5] Les dépenses « régaliennes » : police, justice, défense…pour assurer l’ordre public
[6] Lettre de l’OFCE n°271 (Observatoire Français des Conjoncture économique, centre de recherche et de prévision économiques créé au sein de la Fondation Nationale des Sciences Politiques)
[7] id
[8] Le titre du rapport « Rompre avec la facilité de la dette publique » et l’appel à l’effort de tous qu’il contient seraient plus crédibles de la part de tout autre que le président Pébereau dont les revenus personnels annuels s’élèvent à 4, 8 millions d’€uros (398années de SMIC !) et qui est assuré d’une « retraite chapeau » de 800 000 €uros annuels…..
[9] Lettre de l’OFCE n°306