A contre-courant de bien des commentateurs, éditorialistes politiques à courte vue, adversaires de gauche et de droite, trop heureux des difficultés de la social-démocratie, et même contre trop de socialistes pessimistes et enfoncés dans une profonde dépression, je persiste à penser que la social-démocratie, non seulement n’est pas en fin de vie, mais qu’elle représente la meilleure chance des peuples du monde de faire face aux nouveaux défis du XXIème siècle.
Usure de la social-démocratie
Comme rappelé dans un article précédent, la social-démocratie porte à son actif d’avoir hissé (ou contribué largement à hisser) le niveau de vie de millions de salariés des pays industriels européens à un niveau jamais atteint, tout en respectant les libertés individuelles et la démocratie. Le modèle social ainsi construit, au prix de luttes sociales et de combats politiques, grâce aussi à l’engagement social et civique de centaines de milliers de militants associatifs, syndicaux, mutualistes, politiques, de plus d’un siècle, souffre aujourd’hui devant la mondialisation, la concurrence des pays émergents, l’essoufflement des modèles productivistes, et l’usure propre à tout mouvement resté longtemps aux commandes.
Cette « usure » tient principalement à trois causes.
La première est que tout droit nouveau, tout bienfait obtenu, tout acquis social, dès lors qu’ils sont établis, qu’ils perdurent, qu’ils passent à des générations nouvelles, ont tendance à passer pour naturels et ceux qui en bénéficient ont perdu la mémoire des efforts qu’il a fallu consentir pour les obtenir et de la situation qui prévalait auparavant. On constate ainsi que la plupart des français ignorent le prix des soins dont ils bénéficient, souvent considérable, et ne se rendent plus compte de l’incroyable avantage que procure aux habitants de ce pays la solidarité nationale à travers la fiscalité ou le système de sécurité sociale.
La seconde réside dans les défauts inhérents à l’exercice prolongé du pouvoir par n’importe quelle force politique. La durée, la permanence de l’occupation du pouvoir entraîne inévitablement un certain nombre de phénomènes que la morale individuelle des acteurs ne suffit pas à empêcher. La cruauté de la confrontation politique (mais guère différente de celle existant dans le monde concurrentiel des entreprises) produit chez les meilleurs militants une carapace de protection qui en conduit certains à un certain cynisme, une perte de conviction, un éloignement de la base militante et encore plus des habitants ordinaires.
Tout pouvoir durable, qu’il soit de nature politique, associative ou syndicale, court le risque de la bureaucratisation. Les gagnants, d’autre part, ont de tous temps attiré à eux des personnes aux scrupules variables, ambitieux possédant des convictions plus ou moins sincères, courtisans, quémandeurs en tous genre, et peu de courants politiques ont échappé à la tentation de se faire une clientèle, à base de services rendus contre logements, emplois ou autres « coups de pouce ». Tout ceci est répréhensible à partir d’un certain degré, et pour se refonder, la social-démocratie devra donner un grand coup de balai dans ces pratiques. Mais il serait particulièrement injuste d’associer ces dérives à la social-démocratie, comme inhérentes à sa doctrine et ses valeurs, alors que tous les régimes quels qu’ils soient, où qu’ils soient, ont tous succombé un, jour ou l’autre à ces travers. On ne renonce pas à manger des fruits parce qu’on a laissé pourrir ceux qu’on avait dans son garde-manger. C’est le mauvais usage qu’on en a fait qu’il faut abandonner, pas la consommation de fruits.
Troisième cause : la social-démocratie n’a pas su, pas pu, en tout cas pas encore, adapter sa doctrine à la mondialisation, à la concurrence de pays à bas coût de main d’œuvre, aux mouvements migratoires, à la révolution numérique, à l’individualisation des comportements et des pratiques de travail.
Face aux dégâts causés par cette nouvelle donne aux couches sociales qu’elle a vocation à incarner et notamment au chômage qui frappe en masse les salariés peu formés des industries et services traditionnels de nos pays, la social-démocratie a peiné à offrir une alternative et s’est trop souvent laissée influencer par l’idéologie néolibérale montante. Ainsi dans notre région du monde, la social-démocratie, dans son souci de préserver ce qu’elle considère (à juste titre) comme fondamentale, la construction européenne, a concédé beaucoup de terrain à l’ultralibéralisme, laissant la droite conservatrice européenne imposer ses dogmes à l’union européenne.
Ainsi s’est installée la défiance au sein des couches populaires et des classes moyennes envers les gouvernants en général et la social-démocratie en particulier. Perte de confiance dans les « élites », chômage, peur de l’avenir et du déclassement social, la voie s’est ouverte, comme cela s’est déjà produit dans l’Histoire et pour les mêmes raisons, aux divers extrêmes, populismes de droite et radicalités à gauche. Avec leurs différences de valeurs – il ne saurait être question d’assimiler Mélenchon et Le Pen - mais aussi leurs points communs : démagogie, absence de solutions réalistes, et donc incapacité et probablement absence d’envie de vraiment gouverner.
Actualité et pertinence de la social-démocratie face aux défis du XXIème siècle
Dans toute l’Europe, la social-démocratie est à la peine et les populistes menacent. Il est temps de redresser la barre.
Pourtant, face aux défis du XXIème siècle, seule une social-démocratie refondée et régénérée est en mesure d’apporter une réponse progressiste.
Face aux dégâts de la mondialisation dans nos sociétés, seule une politique coordonnée à l’échelle du continent européen peut avoir la force d’inverser le cours des choses :
- Une Europe protectrice, capable d’adopter une politique commerciale qui sans tomber dans le protectionnisme permettrait un « juste échange » avec nos partenaires extérieurs
-Une Europe qui ne jure pas que par la réduction des déficits mais est aussi capable d’investir et de se doter d’une politique industrielle
- Une Europe sociale qui combat le dumping commercial et social dans ses rangs, favorise la convergence des politiques sociales et fiscales.
-Une Europe rassemblée autour de ses valeurs de progrès social, de démocratie, mais capable de s’unir contre l’instabilité de ce monde dangereux, multipolaire, cheminant vers une Europe de la Défense.
Cette Europe-là, ni les conservateurs libéraux, ni les populistes de tous poils ne sont en mesure de la construire. Seule la social-démocratie porte dans son ADN le souci permanent de concilier paix, démocratie, efficacité économique et progrès social.
Face au défi climatique, aux immenses chantiers et aux investissements colossaux qu’il convient de mettre en œuvre pour sauvegarder l’avenir des générations futures, ni le libre jeu du marché, ni les coups de menton des nationalismes égoïstes, ni les « Ya ka faut qu’on » des gauches radicalisées, ne seraient à la hauteur.
Laissé à lui-même, le marché ne saurait spontanément servir l’intérêt général, fut-il planétaire. On voit bien chaque jour comment la recherche du profit s’oppose régulièrement aux mesures protectrices de l’environnement ou de la santé (tricheries sur le diesel dans la construction automobile, action des lobbies en faveur du gaz de schiste ou de l’exploitation des ressources de l’Arctique, des OGM, du glyphosate, etc.).
Les dirigeants populistes et nationalistes, de Trump à Poutine, ne sont pas en reste, contestant qu’il puisse exister un intérêt supérieur de l’humanité à leur propre et immédiat intérêt électoral, et refusant ainsi de coopérer avec le reste du monde.
Il faut en effet allier volontarisme politique et réalisme, action motrice des Etats et des pouvoirs publics pour créer une dynamique positive susceptible d’entrainer les entreprises. Là encore, la social-démocratie réunit ces ingrédients. Et une Europe volontariste pourrait jouer un rôle moteur.
Partout dans le monde, les valeurs de la social-démocratie sont pertinentes, dès lors qu’on milite pour un monde plus juste, un monde de paix, un monde respectueux des équilibres naturels.
La gauche réformiste française a beaucoup à apporter dans cette refondation.
Parce que la France est avec l’Allemagne l’un des deux moteurs de la construction européenne.
Parce que la France porte, par son histoire, des valeurs universelles que le monde entier nous envie.
Parce que la gauche française, du fait justement de cette Histoire, porte, au sein de la social-démocratie européenne et mondiale, des particularités qui peuvent, comme par exemple le concept de « Laïcité », fournir des pistes de réponses aux défis posés par les extrémistes religieux.