Bien que dans l’Europe de 2018, la social-démocratie se trouve mal en point, elle reste, sous ses multiples déclinaisons, et sera longtemps le courant politique inspirateur, créateur et garant d’un modèle social idéal dans un monde qui ne l’est pas.
Si, en effet, on considère comme essentielles les valeurs d’Egalité, de Justice sociale, de Liberté (individuelle et collective), si l’on pense que la Démocratie et l’Etat de droit sont ce qu’on a inventé de mieux pour organiser les sociétés en respectant les êtres humains qui les composent, si enfin on est conscient, même si ce n’est pas de gaîté de cœur, qu’à ce jour seule l’économie de marché est capable de procurer un niveau de richesse permettant au plus grand nombre d’avoir un niveau de vie décent, je défie quiconque de proposer un modèle de société qui puisse, aussi bien que le projet social-démocrate, répondre à ce cahier des charges.
Ce modèle de société est certes imparfait, et toujours en chantier. Mais c’est précisément cette imperfection qui en fait la valeur. Précisons-en donc les traits:
Une économie de marché donc, seul modèle économique ayant à ce jour prouvé historiquement sa capacité à procurer un niveau de vie décent au plus grand nombre. J’entends déjà les cris d’orfraie des purs et durs de la « gauche » radicalisée, me jetant à la figure, entre deux accusations de « traitre » » et de « vendu », les innombrables exemples (réels) de misère et de drames causés par le capitalisme. Je ne les nie certes pas mais :
1°) je demande aux « Fouquier Tinville » de l’extrême gauche de me donner un seul exemple de modèle économique ayant remplacé l’économie de marché par un système étatisé ou socialisé, qui ait produit autre chose que la misère de masse ou/et la dictature sanglante et
2°) je précise immédiatement que cette acceptation de l’économie de marché n’est possible qu’avec un contrepoids puissant qui fait l’essence de la social-démocratie :
Une « société politique » qui, en contrepartie de la reconnaissance de l’économie de marché (et des couches sociales qui en tirent profit : les « classes dirigeantes » au sens marxiste du terme), crée, au profit de l’immense majorité, des services assurant l’égalité des chances, l’accès aux soins, l’éducation gratuite pour tous, une protection sociale devant la maladie, la vieillesse, l’accident de la vie, réduit les inégalités et assure ou cherche à assurer une plus juste répartition de la richesse produite, etc.
Cette contrepartie est assurée par la fiscalité redistributive et par le biais de services publics et d’organisations « sociales » (syndicats, mutuelles, associations) et politiques (partis socialistes, travaillistes, sociaux-démocrates, et même leurs alliés) qui font « système » et dont la vocation est de représenter cette majorité sociale pour créer un rapport de force qui lui soit favorable et tendre vers un équilibre entre réalisme économique et générosité sociale.
Equilibre instable et fragile car qui dit rapport de force dit que chaque force essaie en permanence d’augmenter son espace et sa marge de manœuvre.
Le marché laissé à lui-même produit certes des richesses mais est créateur d’inégalités. Sa logique est de rechercher toujours à maximiser les profits et à réduire ce qu’il considère comme des charges.
Le rôle de la social-démocratie au contraire est donc en permanence de combattre et réduire ces inégalités, de consacrer la plus grande part de la richesse créée à satisfaire les besoins du plus grand nombre et non ceux de l’élite économique qui n’en a pas besoin, et de veiller toujours à consolider ces conquêtes, fût-ce en les adaptant parfois pour qu’elles restent efficaces dans un monde qui évolue.
Le socialisme réformiste a donc la volonté de gouverner. Gouverner pour réformer. Il n’est pas un mouvement populiste qui récupère pêle-mêle toutes les revendications, même contradictoires, toutes les protestations, même les moins justifiées, toutes les émotions, même les plus dangereuses, afin de se faire une popularité sans rechercher la cohérence, le réalisme et in fine le pouvoir.
Héritier aussi du mouvement des Lumières et des conquêtes de la Révolution Française, il est démocrate, c’est-à dire qu’il ne conçoit pas d’arriver au pouvoir autrement que par le suffrage universel. De la même façon il ne peut imaginer s’y maintenir s’il est désavoué par les électeurs. Il accepte donc que d’autres forces politiques, plus proches des classes dirigeantes voire les représentant clairement, occupent à certaines périodes le pouvoir politique et, évidemment, œuvrent pour le compte de celles-ci.
Pour cette raison, l’action de la social-démocratie est multiforme. D’abord, elle fait adopter, lorsqu’elle détient le pouvoir, des lois fondamentales, structurelles, que la droite, lorsqu’elle revient au pouvoir ne pourra pas défaire, ou pas complètement. Elle continuera alors son combat dans l’opposition, qu’elle préfèrera constructive plutôt que « jusqu’au-boutiste », dans les collectivités locales ou régionales qu’elle détient, par le biais aussi des organisations sociales, syndicats, mutuelles, associations, qui, même si elles sont indépendantes de la social-démocratie politique, comme en France, sont partie intégrante du « système » social-démocrate.
La culture « social-démocrate » construite depuis des décennies dans les divers pays européens, a imprégné nos sociétés et nombre de ses composantes sont devenues des acquis inattaquables, même par les forces politiques et sociales qui s’y étaient historiquement opposées. Ainsi, on pourra même voir des lois « progressistes » adoptées, dans ce contexte, par des partis conservateurs ou centristes, parce que la pression sociale est forte, et que la culture progressiste diffuse au-delà des forces de gauche.
Cette dialectique entre réalisme économique et idéal social s’est incarnée de façon différente selon les traditions historiques et les niveaux de développement des différentes nations européennes, mais présente partout ces traits principaux.
Prenons l’exemple du fameux « modèle social français ». Voici un pays où la « social-démocratie » n’a jamais été majoritaire[1], où même les socialistes réformistes n’ont longtemps pas admis eux-mêmes en faire partie. Et pourtant, aujourd’hui, la France présente objectivement un modèle de société « social-démocrate ». Les conservateurs américains présentent même souvent notre pays comme le dernier pays communiste au monde !
Economie de marché parfaitement libre de s’exercer, niveau de vie moyen élevé, services publics nationaux, régionaux et locaux développés, intervention de l’Etat dans l’économie encore importante (même si, comme partout dans le monde, elle s’est réduite), fiscalité redistributive, protection sociale généreuse[2], importance de l’économie sociale et solidaire dans l’économie française, etc.
Ce modèle social, bien évidemment régulièrement combattu par les partisans d’une économie « plus libérale », a été construit, au fil des années, par diverses forces politiques :
Les Républicains, plus ou moins « sociaux », de la Troisième République (libertés syndicales, d’association, de la presse, école gratuite et universelle, séparation des églises et de l’Etat, impôt sur le revenu, …),
Les forces de gauche lors de leurs passages, même courts, au pouvoir (réduction du temps de travail, abaissement de l’âge de la retraite, conventions collectives, congés payés, nationalisations, abolition de la peine de mort, décentralisation, revenu minimum d’insertion, protection sociale complémentaire prise en charge par l’employeur, tiers payant généralisé, pénibilité prise en compte pour la retraite, mariage pour tous, …),
Des coalitions incluant les forces de droite avec hégémonie culturelle de la gauche (programme du Conseil National de la Résistance, Sécurité sociale, statut de la fonction publique, droit de vote des femmes, …),
Voire par la droite seule au pouvoir, avec l’appui de la gauche et contre une partie de son camp souvent (autorisation de la contraception, droit à l’avortement, droit de vote à 18 ans, etc.)
Ajoutons à ce tableau l’immense œuvre sociale des collectivités locales, surtout et en tous cas à l’origine, les collectivités socialistes, communistes, qui ont développé, au profit des populations modestes, des services publics locaux d’une grande qualité, maintenant imitées par la quasi-totalité d’entre elles, toutes couleurs politiques confondues. On pense aux services sociaux, en direction de l’école, de l’enfance, des familles, des personnes âgées, du sport, de la culture, etc.
Le plus souvent, la droite au pouvoir revient sur les lois sociales de la gauche mais pas complètement, parce que c’est irréversible, parce que l’opinion s’y opposerait, parce qu’elle-même (ou une partie) a intégré certaines valeurs progressistes.
Ainsi, au-delà des diverses alternances politiques, le modèle social français, qu’on peut qualifier de social républicain[3], appartient bien au modèle « social-démocrate » tel que défini plus haut.
Si la gauche dans ses différentes composantes (y compris le mouvement communiste malgré sa volonté et son idéologie) a presque toujours été le moteur de cette construction, d’autres forces politiques, notamment gaulliste et démocrate chrétienne, ont pu y contribuer et apporter leur pierre à l’édifice. Mais la présence et l’action d’un mouvement politique social-démocrate puissant, qu’il soit au pouvoir ou dans l’opposition, reste la seule garantie que le modèle social français, non seulement se perpétue, mais se développe et réponde aux défis de la nouvelle période.
Alors on peut m’opposer ce que l’on veut, railler la sclérose, l’usure des partis sociaux-démocrates et leur déclin actuel, on ne m’empêchera pas de penser que ce modèle de société, ce projet plutôt, car l’idéal n’est jamais atteint, qui allie la paix, le bien être, la sécurité matérielle et spirituelle, les libertés les plus grandes pour tous et le respect des différences de chacun, la volonté de toujours aller vers plus de justice et d’égalité, on ne m’empêchera pas de penser qu’il reste le meilleur projet politique jamais inventé.
[1] Et n’a pas pris le visage de la social-démocratie « standard » type scandinave ou allemand avec un parti social-démocrate puissant et hégémonique à gauche, organiquement lié au mouvement syndical.
[2] Avec la sécurité sociale nationale complétée par une protection sociale complémentaire dominée par le secteur mutualiste, elle est très largement soustraite à la loi du marché
[3] En raison de l’histoire particulière de la gauche française, qui a vu le socialisme et les réformes sociales se développer dans le sillage et la continuité des conquêtes démocratiques républicaines.