Les primaires de la gauche peuvent être l’occasion de lancer - enfin - le vrai débat qui permettra à la gauche de trancher la querelle entre la gauche réformiste et la gauche radicale.
Loin de n’être qu’un moyen de sélection du candidat de la gauche, loin de n’être qu’une habile manœuvre politicienne, loin de n’être qu’une occasion pour nos médias de relever passes d’armes perfides et petites phrases sulfureuses entre prétendants, les primaires de la gauche annoncées pour janvier 2017 peuvent être l’occasion de lancer - enfin - le vrai débat, le seul à vrai dire qui soit intéressant et surtout utile, celui qui permettra à la gauche de trancher un siècle après le congrès de Tours[1], la querelle entre la gauche réformiste et la gauche radicale et d’entrer enfin dans le XXIème siècle.
A vrai dire, la question ne sera sans doute pas tranchée dès janvier, ni même lors de l’élection présidentielle. Mais la primaire donnera enfin l’occasion à la gauche réformiste et à son candidat (qui, je l’espère, sera le président sortant), non seulement de présenter un bilan, beaucoup plus consistant et positif qu’on ne le dit, mais surtout d’inscrire son action dans le temps long, en montrant comment, héritière de l’histoire de la République et du mouvement ouvrier, elle a vocation à défendre, protéger, adapter au monde d’aujourd’hui pour le préserver et le développer, le modèle social républicain qui en est issu.
Ce débat, qui aura empoisonné ce quinquennat depuis ses premiers jours, oppose les divers tenants de la gauche dite « radicale » à la gauche de gouvernement qu’on appellera ici « gauche réformiste ».
Une gauche radicale au logiciel périmé
La gauche « radicale » accuse la gauche de gouvernement d’avoir renié ses valeurs et d’appliquer une politique libérale, lui opposant comme alternative une véritable politique de transformation sociale.
Ses multiples composantes, de l’extrême gauche trotskiste (ou issue de) aux « frondeurs » socialistes, en passant par ce qui reste de la galaxie communiste et par la fraction intégriste de l’écologie, (sans oublier quelques individualités convaincues de leur destin national), ont en commun, au-delà de leurs nombreuses divergences et querelles en tous genres, l’attachement à un logiciel aujourd’hui largement périmé, syncrétisme d’une culture marxisante et de keynésianisme mal utilisé.
Deux constantes caractérisent cette gauche « de contestation »:
- une incapacité à concevoir le compromis social entre entrepreneurs et salariés autrement que comme une compromission avec « l’ennemi de classe », ce qui conduit la fraction, déclinante et désormais minoritaire mais encore puissante, des syndicats qu’elle contrôle, à considérer toute évolution vers plus de flexibilité et de souplesse dans l’organisation du travail, toute décentralisation du dialogue social au niveau de l’entreprise, comme une remise en cause des acquis.
- une croyance un peu magique dans les vertus éternelles de la relance économique par la dépense publique et la consommation des ménages, sans tenir compte du fait que les Etats n’ont plus aujourd’hui, en Europe tout au moins, la maîtrise complète de la politique budgétaire, monétaire, commerciale, que les économies sont largement transnationales, et qu’appliquer ces solutions à un seul pays (qui plus est dans un rapport de force politique aujourd’hui défavorable) serait au mieux inefficace au pire catastrophique.
Logiciel périmé car plus personne aujourd’hui, même dans la gauche radicale, ne propose l’éradication intégrale de l’économie de marché et l’appropriation totale des moyens de production. Ce qui suppose donc la préservation d’un large secteur d’économie de marché et l’existence d’entrepreneurs privés.
Ceci étant posé, on devrait en tirer les conséquences en matière de relations sociales. En clair, ne plus prévoir, même à terme, de « faire la peau des patrons » (ce qui on en conviendra, ne prédispose guère au compromis) mais gérer, bien conscient des réels antagonismes d’intérêt et même « de classe », ces relations sociales en offrant aux uns la garantie de leur pérennité et de leur légitimité, et aux autres le progrès social et démocratique, l’amélioration du niveau de vie et la protection et l’assistance qu’un Etat social doit aux plus vulnérables.
L’idéologie de l’affrontement qui anime les bureaucraties syndicales radicales de la CGT, Sud, FSU, & Cie (parfaite image renversée d’un patronat rétrograde et réactionnaire qu’incarne trop souvent le MEDEF) et la vive concurrence qui les opposent les unes aux autres, les entraînent à opter systématiquement pour la surenchère, et conduit les salariés à l’impasse.
Logiciel périmé car le progrès social, la lutte contre le chômage, et donc pour la croissance économique, ne peuvent plus être atteints par les outils des années soixante à quatre-vingt. Ce qui était vrai en 1980 ne l’est plus forcément en 2012. Le monde a changé et ne pas en tenir compte relève d’une myopie inquiétante.
A titre d’exemples, la dette publique était égale en 2000 à 56 % du PIB. Elle est montée en 2012 à plus de 90 % ! Doit-on, par dogmatisme, porter la même appréciation sur un endettement qui a presque doublé en 12 ans ?
La politique de relance par la dépense publique atteint ses limites quand on est confronté à de telles dérives.
La compétitivité de notre industrie s’est effondrée dans les vingt dernières années. Doit-on, parce qu’on est de gauche, considérer que ce n’est qu’une vile préoccupation patronale ? Continuer à laisser notre industrie perdre des parts de marché ? La relance de l’économie par la demande est-elle toujours aussi pertinente dans cette conjoncture ? Et mettre en place une politique de l’offre pour permettre aux entreprises françaises, dans ce contexte, de retrouver de l’oxygène, est-ce un « cadeau aux patrons » ou une mesure indispensable à nos entreprises, dans le cadre d’un compromis social, (d’un côté allègement de charges, de l’autre des créations d’emploi) ?
Les recettes keynésiennes peuvent cependant garder leur pertinence si elles s’appliquent à un périmètre adapté, comme l’échelle européenne. Mais a-t-il échappé à la gauche « radicale » que la majorité des pays européens sont gouvernés – après des élections démocratiques – par des conservateurs libéraux ? Que la France, en tant que grande puissance économique peut certes encore influer, mais à condition qu’elle garde sa crédibilité auprès de nos partenaires. Qu’elle respecte donc les engagements qu’elle a pris et qu’elle ne joue pas cavalier seul.
Logiciel périmé enfin car la gauche radicale adossait sa pensée et son action à un projet de société, prévoyant l’abolition des classes sociales, où les moyens de production seraient socialisés, le profit privé aboli et où chacun recevrait selon ses besoins.
Les communistes ont longtemps – et sincèrement pour la plupart – cru que les « démocraties populaires » du bloc soviétique, bientôt suivies par la Chine, Cuba, le Vietnam, le Cambodge, la Corée du Nord, etc. …réalisaient ce rêve. Rêve qui s’est vite révélé comme le pire des cauchemars, l’abolition du marché n’ayant partout conduit qu’à la prise du pouvoir par une bureaucratie improductive et corrompue, à la catastrophe économique, à la misère sociale et à la dictature politique. Les autres tendances de la gauche « révolutionnaire », bien que dénonçant les fautes et les crimes de ces régimes n’ont jamais pu esquisser ne serait-ce qu’un commencement de construction d’un socialisme démocratique non dévoyé par les dérives staliniennes…
En résumé, avec une théorie contredite par l’évolution de la structure sociale, des recettes économiques inadaptées aux évolutions de l’économie mondialisée, et un projet de société discrédité et disparu, la gauche radicale n’a plus de boussole ni de cap.
Pourtant, elle « ne lâche rien »[2] et s’obstine à préconiser les mêmes solutions et les mêmes méthodes revendicatives, réussissant encore – pour combien de temps – à entraîner derrière elle une partie des couches sociales effrayées par le changement. Une partie seulement, car son discours anxiogène, sa critique violente de la politique gouvernementale, amplifiés par des médias acquis aux forces conservatrices mais ravis de l’aubaine, n’offrant nulle alternative crédible, poussent une majorité des classes populaires, non vers un vote « plus à gauche », mais bien plutôt vers l’abstention et la désaffiliation civique – au mieux – et au pire et de plus en plus, vers le vote de défoulement populiste, du même type que ceux qui au siècle dernier amenèrent au pouvoir les différentes et exécrables variantes du fascisme.
La gauche républicaine pour une République sociale
L’alternative politique en France (et c’est aussi vrai en Europe et dans le monde entier) n’oppose pas (ne devrait pas opposer) la gauche « radicale », pure et sincère à la gauche « sociale libérale », coupable de tous les abandons et traîtrises… mais la gauche dans son ensemble aux libéraux conservateurs ou/et à l’extrême droite populiste et fascisante.
La droite française (et européenne) est en effet aujourd’hui composée de deux courants :
- Les tenants d’un ultra libéralisme économique conservateur, d’inspiration anglo-saxonne, qui voit dans l’Etat, les dépenses publiques et la protection sociale autant de freins à la bonne marche des affaires…et des profits[3], courant de pensée où s’est englouti sans trop d’états d’âme l’ensemble des mouvements politiques de la droite dite républicaine et du centre, abandonnant sur le chemin l’héritage gaulliste et démocrate chrétien.
- Et toujours plus à droite, surfant sans vergogne sur la peur du terrorisme, un Front national conquérant, bénéficiant du discrédit de la classe politique, héritage des politiques d’austérité des droites européennes[4] des vingt dernières années, discrédit alimenté auprès d’un peuple déboussolé par de nombreux médias et hélas aussi par la gauche radicale. Sans programme, ou plutôt doté d’un programme hallucinant de bêtise et de démagogie dangereuse, cette extrême droite relookée fait aujourd’hui jeu égal (voire mieux) avec la droite classique, ce qui amène celle-ci à flirter dangereusement avec ses thématiques racistes et sécuritaires au risque d’y perdre son âme…et son existence même.
Bien que de gravité différente (la droite libérale reste un adversaire politique, l’extrême droite est un ennemi de la démocratie et de la république), ces deux composantes, représentent néanmoins un réel danger pour la France, pour son modèle social, pour les couches populaires comme pour les classes moyennes, risquant de remettre en cause l’héritage de décennies de luttes, de conquêtes démocratiques, sociales et sociétales.
Face au péril, la gauche réformiste est la seule alternative, à la fois résolument fidèle à l’idéal de progrès social et à l’Etat de Droit et néanmoins ancrée dans le monde réel, capable de maîtriser à la fois les défis économiques et à faire face sans faiblesse aux tueurs de Daesh comme à leur miroir néofasciste.
Croire (et surtout faire croire), en effet, que dans le monde d’aujourd’hui, dominé par la globalisation financière, où les économies sont inextricablement connectées les unes aux autres, révolutionnées par les nouvelles technologies, un monde où les peuples des pays émergents aspirent à leur tour à la prospérité et livrent en conséquence à nos vieux pays industriels une concurrence effrénée, un monde aux équilibres géopolitiques toujours aussi instables, croire et faire croire que dans ce monde on puisse encore appliquer les recettes idéologiques, économiques et politiques des décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale est une utopie, semeuse d’illusions, une utopie dangereuse qui disperse les forces de résistance à la réaction, les rend vulnérables au plus mauvais moment et fait perdre beaucoup de temps au progrès social.
Face à la gauche des XIXème et XXème siècles la gauche d’aujourd’hui doit, et cette primaire en est l’occasion, s’affirmer, se décrire, se déclarer.
Elle est la continuité du récit national républicain, elle s’inscrit dans le sillage des avancées démocratiques et citoyennes de la république, des conquêtes du mouvement ouvrier et socialiste.
Elle s’appuie sur une analyse de la société et du monde d’aujourd’hui, le monde réel, pas un monde fantasmé ou rêvé, et défend la thèse du compromis social entre représentants des classes dominantes de l’économie de marché et représentants des classes populaires et moyennes. Sans faiblesse, sans naïveté, elle recherche le compromis « gagnant-gagnant » par lequel le progrès social continue d’améliorer, dans tous les domaines les conditions de vie du plus grand nombre en protégeant particulièrement les plus fragiles.
Elle défend, construit, jour après jour, dans l’adversité, le projet de société qu’elle entend promouvoir : la république sociale, dont le modèle social républicain actuel n’est que l’esquisse, mais déjà une bien belle – et très enviée de par le monde – réalisation sociale.
Une société où l’économie de marché, incontournable à ce jour pour créer les richesses nécessaires à l’atteinte d’un niveau de vie moyen acceptable pour tous, est à la fois légitimée et donc protégée, et dans le même temps strictement encadrée par la loi, les services publics, l’économie sociale, la sécurité sociale et professionnelle du plus grand nombre et l’exigence d’un développement durable respectueux des équilibres naturels. Belle perspective pour laquelle il reste beaucoup à faire.
Cette gauche, la gauche réformiste, essaie de concilier l’action au quotidien et l’utopie à long terme, l’idéal et le réel, le rêve et la dure réalité.
Cette gauche ne renonce pas à exercer le pouvoir même dans les moments les plus difficiles. Et c’est d’ailleurs presque toujours à ces moments là qu’elle est appelée aux commandes. Elle prend consciemment ce risque et notamment celui d’être incompris, critiqué, pour en faire trop ou pas assez.
Elle est pragmatique et adapte son parcours aux difficultés du terrain, l’essentiel étant de ne pas perdre de vue l’objectif.
Car il ne faut effectivement pas perdre les objectifs fondamentaux de la gauche en chemin. Et la vigilance s’impose pour ne pas déraper en étant trop conciliant avec les représentants des couches sociales supérieures et plus généralement avec les conservateurs de tous poils., ou en s’éloignant par trop de la « vraie vie » des « vrais gens »
La raison d’être de la gauche reste, tout en étant comptable de l’intérêt général, de représenter les classes populaire et moyenne. Celles-ci, en effet, ne disposent pas des ressources nécessaires, financières, sociales, culturelles, pour défendre et promouvoir avec succès leurs intérêts et leurs revendications.
« Sans la gauche le peuple est désarmé, sans le peuple, la gauche est illégitime. Et c’est l’objectif même des formations politiques de la gauche réformiste de veiller à cette fidélité.
La réussite du projet réformiste suppose ainsi le développement d’un syndicalisme réformiste fort. Cette gauche a besoin, en effet, à côté et solidairement avec son aile politique, d’un mouvement syndical fort, indépendant, mais comme elle, ancré dans les réalités, soucieux de ne rejeter aucune occasion de progrès dans des compromis acceptables et formant les salariés à la gestion partagée des entreprises.
Tel est l’enjeu principal à mon sens de la primaire de la gauche qui devrait opposer en janvier les représentants de la gauche réformiste, la gauche de gouvernement, à ceux qui depuis le début du quinquennat l’accuse de trahison, de compromission, de dérives sociales libérales ou/liberticides. Encore faudra-t-il que ces derniers acceptent la règle du jeu qui consiste à se ranger derrière le vainqueur du débat. Aux électeurs de gauche, alors, de trancher ! Et au peuple de gauche de choisir la gauche la plus à même dans le monde d’aujourd’hui de continuer la belle aventure de la république.
[1] Lors de son congrès à Tours en décembre 1920, le parti socialiste SFIO se scindait en deux, communistes révolutionnaires d’un côté, dans le sillage du parti bolchevik qui avait réussi à prendre la direction de la Révolution en Russie, réformistes démocrates de l’autre, décidés avec Léon Blum à « garder la vieille maison » socialiste.
[2] Comme le scandent tristement les manifestants, « on ne lâche rien », slogan le plus dépressif qui soit : on refuse de voir le monde tel qu’il est, on s’accroche à un passé révolu et mythique et on produit le désespoir social…
[3] Les programmes des différents candidats à la primaire de la droite, qui rivalisent dans la surenchère ultra libérale, en sont une parfaite illustration
[4] Avec il est vrai la complicité cynique ou la passivité naïve des social -démocraties